CHAPITRE IV
Orbret se retourna sur sa selle et regarda la troupe qui le suivait. Cette troupe, il en était le chef ! Il n'avait que dix-huit ans, et il commandait à dix chevaliers et dix hommes d'armes !
Orbret était assez satisfait des précautions qu'il avait prises en disposant ses subordonnés. Ils devaient couvrir toutes les possibilités d'assaut. Deux cavaliers allaient en éclaireurs. Lui-même suivait, en compagnie de Calhan et de Faraton Alb, qu'il avait bien entendu choisis pour cette mission. Les hommes d'armes, à pied, encadraient les deux chariots où voyageaient dame Ono, dame Zelmiane, ainsi que leurs suivantes – parmi lesquelles se trouvaient Suwa et Liika. Les six derniers cavaliers formaient l'arrière-garde.
Pour voyager, les guerriers ne portaient pas l'armure. Seul Faraton Alb, le plus âgé d'entre eux, était armé de pied en cap. Et sur le haubert immaculé qui couvrait sa cotte de mailles éclatait le blason du clan Hazuka, un chrysanthème doré. Avec son sabre, son poignard et sa hache de combat, le vieux chevalier semblait partir en guerre, et son allure contribuait à écarter les curieux.
Il y avait maintenant un mois que la troupe faisait route vers le sud. Le pays était peu peuplé, et si Orbret appréciait sa beauté et la pureté de l'air, il ne laissait pas faiblir son attention. Livré à lui-même, il ne pourrait compter sur personne en cas d'ennui. C'était sa gloire, mais c'était aussi sa responsabilité.
Jusqu'à présent, tout s'était bien passé. La troupe abattait régulièrement ses dix lieues par jour et nul ne se plaignait. Chacun savait qu'il ne serait en sécurité que derrière les murailles de Tsuicken et ne ménageait pas sa peine pour y arriver au plut tôt. Peu importaient la fatigue, les pieds couverts d'ampoules dans les bottes, les muscles meurtris par les longues heures sur la selle.
En ce début d'après-midi, les voyageurs venaient de passer une barrière de péage au sommet d'un col où soufflait un vent venu de la mer lointaine. Ils cheminaient le long d'une route étroite, au flanc d'une montagne ombragée de pins et de massifs de rhododendrons. Le ciel était clair au-dessus des têtes, mais aux sommets des pics s'accrochaient des nuages gris annonciateurs de froid et de pluie. En temps normal, Orbret aurait apprécié cette fraîcheur qui lui rappelait sa province natale, dans le nord. Mais il se sentait oppressé. Un mauvais pressentiment l'habitait, qui lui faisait scruter anxieusement les pentes boisées.
Quelques minutes plus tôt, il avait envoyé Calhan et Faraton Alb en avant, en plus des éclaireurs habituels, avec pour consigne de battre les environs immédiats de la route. Lui-même chevauchait près du chariot de dame Ono, la main posée sur la garde de son sabre. Au moindre signe de danger, sa lame jaillirait. Il se souvenait des instructions de son seigneur. Il mourrait plutôt que de faillir. Aucune des femmes placées sous sa protection n'aurait à souffrir de quelque mauvaise rencontre que ce soit.
Orbret ramena son chapeau sur son front et regarda en direction de l'autre chariot, où se trouvaient dame Zelmiane et Suwa. Il voulait éviter de penser à Zelmiane. Alors il s'efforçait de ne penser qu'à Suwa. Elle était courageuse. Elle ne se plaignait jamais de l'inconfort du voyage et, à chaque étape, elle s'occupait de Zelmiane avant de songer à elle-même. Elle ne protestait pas quand les serviteurs lui présentaient son maigre repas de viande ou de poisson séché avec un peu de gruau à peine tiède. Elle dormait à la dure… et seule, car, bien entendu, Orbret n'avait pas le temps d'aller la rejoindre en sa couche.
Un bruit de galop retentit, et Orbret fut tiré de ses pensées. Il vit Calhan qui arrivait, suivi de Faraton Alb et de l'un des éclaireurs. Celui-ci portait en travers de sa selle un ballot qu'Orbret, à travers le nuage de poussière soulevé par les sabots des chevaux, eut du mal à identifier.
— Qu'est-ce qui se passe ? aboya le jeune homme.
Calhan arrêta sa monture. Il tendit le bras vers l'éclaireur qui, d'un geste, jeta son fardeau à terre.
Orbret serra les dents. Son pressentiment ne l'avait pas trahi. Il distinguait maintenant la nature du ballot. C'était un homme.
Pendant un long moment, Orbret toisa le prisonnier qui, recroquevillé la tête entre les mains, semblait attendre qu'un coup de sabre vienne trancher le fil de ses jours. Ce n'était pas un guerrier. Orbret le reconnaissait pour ce qu'il était, un misérable voleur juste bon à être crucifié, et dont la charogne serait abandonnée aux corbeaux.
Le jeune chef sauta à terre. Il s'approcha de l'homme et le poussa rudement du bout de sa botte.
— Qui es-tu ? Que fais-tu là ?
L'autre se contenta de gémir. Orbret le fixait avec répulsion. Il était crasseux, vêtu de haillons, les cheveux hirsutes marqués par la pelade.
— Alors ? Tu vas parler ?
Les piaillements du misérable se firent plus aigus, sans que rien d'intelligible, sorte de sa bouche. Irrité, Orbret se tourna vers Calhan. Le guerrier cracha sur le sol.
— Ce fils de truie nous observait avec deux de ses compères. Mais nous les avons repérés. Faraton Alb en a tué un, j'ai capturé celui-là, pensant que tu voudrais l'interroger.
— Et le troisième ?
— Il a réussi à fuir.
Orbret dégaina son sabre. Il vit que les rideaux des deux chariots s'étaient ouverts. Dame Ono, dame Zelmiane et leurs suivantes ne perdaient rien de la scène. La colère gronda en lui. Il piqua l'homme de la pointe de sa lame.
— Vas-tu parler ou préfères-tu que je te fasse couper les oreilles et le nez ?
Le prisonnier leva vers lui un visage à la fois haineux et épouvanté.
— Pour le compte de qui nous espionnais-tu ?
Le brigand baissa les yeux. Orbret fit un signe à Faraton Alb.
— Coupez-lui les oreilles, qu'il voie que je ne plaisante pas !
Le guerrier sauta de sa selle et tira son poignard du fourreau. Malgré le sursaut du bandit, il y eut un éclat métallique suivi d'un cri aigu. Orbret piétina de sa botte les débris sanglants.
— Après, ce sera le nez, puis les testicules… Préfères-tu que je t'arrache aussi les entrailles ? Vas-tu parler ?
L'homme avait le regard vitreux, les traits convulsés par la rage et la souffrance.
— Mon… mon maître se nomme Ikjeddâ, haleta-t-il. Il… il est le chef de plus de cent guerriers ! Il vous tranchera la tête, prendra votre or et violera vos putains !
Il cracha en direction d'Orbret impassible.
— De vulgaires hors-la-loi ! grommela Calhan avec mépris.
Il y eut un silence.
— Si ce chien dit vrai, reprit gravement Faraton Alb, ces bandits vont nous attaquer à la nuit.
— À cent contre vingt, marmonna un des cavaliers de l'escorte en tapotant le pommeau de sa selle.
Orbret réfléchissait. Il n'ignorait rien de ces bandes qui hantaient les montagnes. Formées de paysans chassés de leurs villages par les guerres et les famines, de soldats n'ayant pas trouvé à louer leurs services, menées par d'anciens officiers déchus à la suite de la mort de leur seigneur ou de quelque trahison, elles étaient redoutables du fait qu'elles ne respectaient aucune forme d'autorité et que seuls comptaient pour elles l'or, le sabre et le sang.
Chacun observait le jeune chef. Orbret regardait alternativement le prisonnier, ses compagnons, les chariots. C'était sa première véritable épreuve. Selon qu'il la surmonterait ou pas, il vivrait ou mourrait. Il se couvrirait de gloire ou flétrirait à jamais le nom de ses ancêtres. Il ne devait pas commettre d'erreur, mais rien ne lui dictait sa conduite. Il lui fallait se fier à son jugement, à son intuition, à son sens de la stratégie.
— Il est impossible de tenir tête à ces brigands, déclara-t-il sèchement.
— Pourquoi ?
Orbret se tourna vers Calhan, qui venait de parler. Il montra les chariots tirés par des bœufs.
— Si nous n'étions que vingt guerriers, j'escaladerais immédiatement cette montagne pour en déloger les bandits. Mais nous devons avant tout protéger les précieuses personnes qui nous ont été confiées. Il n'est pas question de livrer bataille ici, sur un terrain que notre ennemi connaît parfaitement, où il n'aurait aucune difficulté à nous cribler de flèches sans que nous puissions riposter. Quant à fuir au galop, c'est impossible. Les bœufs ne sont pas assez rapides…
— Je connais la région, intervint tout à coup un des soldats de l'escorte. Il y a un village à une heure de marche.
Orbret le dévisagea.
— En êtes-vous sûr ?
— Oui, Orbret Afeytah !
Orbret eut un sourire. Il s'agenouilla devant le prisonnier ensanglanté. Sans dire un mot, il tira de la petite boîte de voyage qui pendait à son ceinturon une plume, un encrier et une feuille de papier, qu'il déroula sur une pierre plate. Il griffonna rapidement un message.
— Je t'épargne, dit-il au brigand. Va porter cette lettre à Ikjeddâ !
Et il tendit le message au blessé. Ce dernier semblait stupéfait qu'on ne l'égorgé pas. Il saisit la missive, se releva et s'éloigna en trébuchant, couvert du sang qui coulait de ses plaies.
Orbret le regardait s'éloigner quand une voix l'appela :
— Messire Orbret ?
Il se retourna, très étonné. La voix venait du chariot où se trouvaient Suwa et dame Zelmiane. Il s'approcha, s'inclina. Une petite main écarta le rideau de cuir, et le gracieux visage de Zelmiane apparut.
— Qu'avez-vous écrit à ce bandit ? demanda la jeune femme.
Orbret la dévorait des yeux, oublieux tout à coup de Suwa, de ses compagnons, du monde entier. C'était la première fois que Zelmiane lui parlait, et sa voix avait des sonorités enchanteresses.
— Je… j'ai fait savoir à cet Ikjeddâ que nous appartenons à un puissant clan. Je lui propose cinquante marcs d’or pour qu'il nous laisse passer.
Le visage de Zelmiane demeura glacé, impassible. Mais un éclair de mépris passa dans ses yeux.
— Parlez-vous sérieusement, Orbret Afeytah ? Avez-vous l'intention de traiter avec ce misérable ?
Orbret éclata de rire.
— Certainement pas, noble dame ! Mais Ikjeddâ n'en sait rien, et ses hommes non plus. Ils vont palabrer avant de décider quoi faire : attaquer ou venir chercher leur or. Cela nous laissera le temps de nous réfugier dans ce village tout proche, de nous y barricader et de nous préparer à la bataille.
Zelmiane sourit et hocha la tête.
— Pardonnez-moi d'avoir douté de vous, Orbret Afeytah. Vous êtes très avisé.
Orbret la salua, rouge de plaisir. D'un bond, il sauta en selle.
— En avant ! cria-t-il. Au galop !
Le village se nommait Stoski. Il se composait d'une vingtaine de maisons appartenant à des paysans et à des potiers, les bois fournissant à ces derniers le combustible nécessaire à leur industrie. L'unique auberge était dans un tel état de crasse et de désordre qu'Orbret, à peine descendu de cheval, apostropha rudement le propriétaire qui était venu, obséquieux, au-devant de sa troupe.
— Nous appartenons à une puissante et glorieuse maison ! gronda le jeune homme. Tu n'imagines pas que de nobles dames et des guerriers de haut lignage mettront les pieds dans ton étable !
Le tenancier se tordit les mains.
— Hélas, seigneur, j'ai reçu hier la visite de malandrins qui m'ont pratiquement mis à sac ! Je n'ai pas eu le temps de nettoyer ! Mais il y a un temple, à la sortie du village. Les saints moines vous hébergeront et vous offriront meilleur abri que ma misérable auberge !
Orbret se retourna si vivement que le bonhomme, apeuré, fit un pas en arrière. Ce jeune guerrier n'avait vraiment pas l'air commode !
— Ils étaient commandés par Ikjeddâ, ces malandrins ?
— Ils faisaient partie de sa bande, seigneur. Mais Ikjeddâ, que les démons le dévorent, n'était pas avec eux. Il doit se trouver dans son repaire.
— Où ça ?
Le commerçant montra une montagne du doigt. Orbret regarda le piton rocheux, étreint par une brusque émotion prémonitoire. Le mont dominait la vallée de sa masse pyramidale et s'élevait, couronné jusqu'à son sommet d'une forêt qui le parait d'une sombre fourrure. Orbret éprouva un étrange sentiment. Ce pic était beau… Le fait qu'il abrite une bande de pillards lui apparut comme sacrilège.
Il se tourna vers ses compagnons.
— Nous irons nous réfugier au temple, dit-il. Calhan, Faraton Alb…
Les deux soldats s'approchèrent de lui.
— Nous ne pouvons défendre ce village, les maisons en sont trop éloignées les unes des autres. Nous ne pourrions nous y retrancher efficacement. Nous nous battrons donc au temple.
— C'est sagement pensé, acquiesça Calhan. Il serait cependant bon de poster quelques hommes ici, qui retarderaient Ikjeddâ de quelques bonnes volées de flèches. Ce chien ne pourrait bénéficier de l'effet de surprise.
Faraton Alb inclina la tête.
— Si vous êtes d'accord, Orbret Afeytah, je prendrai la tête de ces hommes.
— Je suis d'accord… Mais vous allez courir les plus graves dangers.
Le vieux guerrier eut un petit sourire.
— Je sais. Il sera tout à mon honneur de périr en infligeant le plus de pertes possible aux brigands.
Faraton Alb se retourna, cria des ordres. Deux cavaliers et deux hommes de pied s'avancèrent.
— Nous nous cacherons dans les huttes, reprit Faraton. Quand les bandits approcheront, nous saurons les recevoir. Vous entendrez les échos de la bataille et pourrez vous préparer.
Orbret acquiesça gravement. Il y avait peu de chance qu'il revoie jamais Faraton Alb. Mais le sacrifice du vieux garde était noble et pourrait peut-être lui permettre de mener sa mission à son terme.
— Vous êtes un homme d'un grand courage, Faraton Alb, dit-il. Que les génies des montagnes vous protègent.
— Je vous remercie. Mais ne vous attardez pas… Les villageois sont déjà en train d'abandonner leurs demeures. Chaque heure compte.
Faraton Alb avait raison. Abrégeant les adieux, Orbret sauta en selle et donna le signal du départ. Ses hommes se dirigèrent vers le temple, dont ils pouvaient voir le toit de tuiles au milieu des sapins.
Le temple était dirigé par un saint abbé qui ne fit aucune difficulté pour ouvrir sa porte. Orbret se présenta avec déférence, déclinant son identité et précisant qu'il appartenait à une noble maison.
— Qui que vous soyez, lui répondit l'abbé, vous êtes le bienvenu ici pour autant que vos âmes soient pures.
— Nos âmes sont pures, répliqua Orbret, mais la paix ne nous accompagne pas. Ikjeddâ le brigand va sans doute nous attaquer dans peu de temps. C'est pour nous défendre que nous voudrions nous réfugier chez vous. Nous chasserez-vous ? Ce serait condamner les nobles dames que nous escortons à un sort pire que la mort !
En entendant prononcer le nom d'Ikjeddâ, le saint homme avait tressailli.
— Venez avec moi, dit-il à Orbret en le prenant par le bras.
Intrigué, le jeune homme le suivit, pendant que ses cavaliers mettaient pied à terre et que les domestiques s'empressaient autour des chariots de dame Ono et de Zelmiane.
— Je me nomme Singu, reprit l'abbé. Je vais vous montrer quelque chose.
Il mena le jeune homme juste derrière le temple. À sa grande surprise, Orbret découvrit une petite arène où plusieurs moines et novices s'entraînaient au maniement de l'épée et de la hallebarde.
Devant la stupeur de son compagnon, Singu eut un petit rire.
— Notre sanctuaire est aussi une école de combat. Nous sommes ici dix moines-soldats et, à ce jour, quinze élèves.
Orbret se sentit transporté d'allégresse.
— Vous nous aiderez à combattre Ikjeddâ ?
Singu inclina affirmativement la tête.
— À vingt-cinq, nous ne pouvions rien contre sa troupe, mais avec vous…Combien êtes-vous ?
— J'ai vingt hommes sous mes ordres. Toutefois j'en ai laissé cinq au village.
— Quarante-cinq bons combattants… Ce sont les dieux qui vous ont envoyés, Orbret Afeytah, pour que nous purgions enfin le pays de cette racaille qui l'infecte !
Singu s'inclina bien bas. Portant ses mains à son visage, Orbret l'imita. Les deux hommes se recueillirent silencieusement quelques instants, puis le moine se redressa.
— Installez-vous à votre convenance, vous et vos hommes. Restaurez-vous et reposez-vous. Ensuite, il sera temps de parler stratégie…
La nuit était tombée, et une paix trompeuse régnait sur le temple. Les feux des torches et des lampes à huile jetaient des taches de lumière vacillantes dans le vent frais. Une petite pluie tombait, régulière, et son bruit feutré résonnait sur les branches des arbres comme une musique.
Orbret se tenait à l'entrée du temple, abrité sous un large chapeau de paille, figé dans une immobilité totale. Il pensait à Suwa. N'eût été le péril qui menaçait, il aurait aimé la rejoindre en sa couche, bien que ce fût un sacrilège en ces lieux où l'on se devait d'observer une absolue chasteté. Mais, précisément, la chasteté lui pesait.
Il y eut un frôlement, et le jeune homme tourna la tête. Singu approchait.
— Le repas était-il bon, Orbret Afeytah ? demanda le moine.
— Excellent, très saint homme. Les miens doivent se sentir pleins d'ardeur.
Orbret observa longuement les frondaisons obscures.
— Quand pensez-vous qu'Ikjeddâ attaquera ?
L'abbé eut un petit rire.
— Si nous allions le lui demander ?
Stupéfait, Orbret fit face à l'abbé.
— Que voulez-vous dire ?
Singu montra la montagne, masse énorme, plus sombre que la nuit.
— Je sais où se trouve le camp des brigands. À deux heures de marche, pas plus… Ne croyez-vous pas, Orbret Afeytah, que deux hommes décidés pourraient aller là-bas, faire un prisonnier et apprendre de lui quelles sont les intentions de son chef ?
Singu souriait largement. Orbret lui rendit son sourire.
— Et ces deux hommes décidés pourraient être… vous et moi, par exemple…
— Vous me comprenez à merveille.
Orbret se tourna vers le mont. Il avait posé la main sur le fourreau de son sabre. Ce sabre qui lui venait du glorieux Irthan…
— Quand partons-nous ?
— Le moment ne vous semble pas bien choisi ?
Singu entrouvrit le manteau qui recouvrait sa robe de moine. Orbret vit briller l'acier d'une courte hallebarde que le saint homme abritait de la pluie.
— Il ne saurait y avoir de meilleur moment, en effet. Je vais donner mes ordres, et…
— Inutile. Je les ai donnés pour vous. Je savais que vous viendriez…
Ils cheminaient silencieusement dans l'obscurité de la forêt. Orbret se sentait bien. Pourquoi son destin voulait-il qu'il se sente bien, heureux, en des heures où il s'apprêtait à se battre ? Était-ce là un trait du caractère de l'homme de guerre ou cela tenait-il à sa nature profonde ? Était-il réellement en quête d'absolu ou bien n'était-il qu'un gamin avide de gloriole ?
Il regardait Singu qui le précédait, se glissant dans le sous-bois avec l'agilité d'un renard. Le moine-soldat avait un but, et sa vie prenait un sens que la sienne n'avait pas encore. Tout bien pesé, l'existence de moine était plus enviable que celle de chevalier. Une fois la lutte achevée, Singu retournerait à ses dévotions, à ses études, à sa sérénité. Lui, Orbret Afeytah, partirait vers un avenir semé de passions et de doutes…
Soudain, Singu s'arrêta et se jeta à l'abri d'un gros rocher. D'un bond, Orbret fut derrière lui. Il saisit la poignée de son sabre. La main de Singu, sur son bras, retint son mouvement.
— Non, dit l'abbé tout bas. Ce n'est qu'un loup.
Orbret dévisagea son compagnon, incrédule.
— Le voyez-vous ? interrogea-t-il.
— Non… (Singu eut un petit sourire.) Mais je le sais…
Orbret ne répliqua pas. Les deux hommes attendirent plusieurs minutes, puis une forme sombre apparut. C'était effectivement un loup, de grande taille, qui semblait inquiet. L'animal s'arrêta, huma l'air, fixa le rocher derrière lequel se cachaient les humains. Enfin, il s'éloigna, non sans jeter des regards furtifs derrière lui.
— Continuons, décida le moine en se relevant.
Orbret était admiratif.
— Comment avez-vous pu deviner que c'était un loup avant de le voir ? Je connais la forêt, et pourtant…
— Votre esprit est accaparé par l'idée du combat. Parvenez à vous oublier complètement. Vous deviendrez réceptif à un nombre infini de choses. Seul un vase vide peut se remplir…
Singu reprit sa marche, suivi par Orbret, l'esprit empli d'interrogations. Mais ces interrogations ne durèrent pas. Singu s'immobilisa à nouveau et tendit le bras en direction d'un sombre genévrier, au-dessus d'eux.
— Il y a une sentinelle.
Après l'incident du loup, Orbret n'avait aucune raison de mettre en doute l'affirmation de son compagnon. Pourtant il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait rien, sinon des branches et des fourrés sombres dans la nuit. Il en déduisit qu'Ikjeddâ était un bon guerrier, puisqu'il savait enseigner l'art difficile du camouflage à de vulgaires brigands.
— J'y vais, annonça Singu en entrouvrant son manteau pour dégager sa lame. Attendez-moi ici.
C'était un peu frustrant, pour Orbret, d'être ainsi commandé par Singu, mais le jeune homme avait conscience de la supériorité du moine dans cette forêt qu'il semblait connaître à la perfection. Il ne répliqua donc pas et s'agenouilla derrière un buisson.
Singu se coulait dans les fourrés sans que le moindre bruissement de feuille ne le trahisse. Orbret le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse vers le haut de la pente. Silencieusement, il dégaina son sabre, ferma les yeux, s'efforçant de faire le vide en lui…
Un long moment s'écoula. Un râle infime monta dans la nuit. Orbret ne bougea pas. Il n'y avait sans doute qu'une chance sur des milliers que le bandit l'ait emporté sur le moine, mais ce serait de la dernière stupidité que de se découvrir prématurément et risquer de recevoir une flèche.
— Orbret Afeytah…
Orbret se releva et se dirigea vers le genévrier.
Singu essuyait sa lame dans la tunique de l'homme qui gisait à ses pieds. Orbret regarda le cadavre. Le brigand n'avait pas plus fière allure que le misérable capturé un peu plus tôt, le long de la route, mais il possédait une longue épée droite, un grand arc de guerre et un carquois bien garni. Sans un mot, le jeune guerrier saisit les armes. Il tendit l'épée à Singu, qui la refusa en secouant la tête.
— Je préfère ma lance.
Orbret jeta l'épée dans les fourrés mais conserva l'arc et les flèches. Il fixa Singu, interrogateur.
— Nous ne sommes plus très loin, dit le moine.
Les deux hommes se remirent en marche. Au bout d'un quart de lieue à peine, Singu s'immobilisa, sa lance pointée devant lui. Orbret s'avança et vit…
Ils se trouvaient en haut d'une combe au fond de laquelle étaient bâties une demi-douzaine de huttes entourant une écurie à claire-voie où se trouvaient plusieurs chevaux, mais aussi quelques vaches. Tout le monde semblait dormir, bien à l'abri dans les chaumières. Orbret se demanda comment Singu et lui-même parviendraient à faire des prisonniers si nul ne se montrait. Une idée lui vint.
— Il faut chasser les chevaux, murmura-t-il. Ikjeddâ et ses hommes essaieront de les rattraper. L'affolement régnera dans le camp. Ça nous permettra peut-être de capturer quelques bandits.
— Et d'en tuer plusieurs… Vous pensez juste, Orbret Afeytah. Comment voyez-vous l'opération ?
Orbret observait attentivement le village, les monts, la forêt. Il avait la certitude que Singu avait déjà un plan mais qu'il attendait que lui-même révèle le sien. Curieux rapports, décidément, que les leurs ! Orbret était le chevalier, l'homme de guerre, mais Singu, le moine, lui donnait l'impression d'en savoir infiniment plus qu'il n'en saurait jamais !
— L'un de nous deux s'introduira dans le camp et coupera les entraves des chevaux. (Orbret montra un chemin qui semblait descendre vers la vallée.) Les bêtes fileront par là. En nous embusquant, nous pourrons abattre pas mal des brigands qui chercheront à les rattraper. Qu'en pensez-vous ?
— J'avais les mêmes idées. Qui va aller au milieu du camp ?
Orbret bouillait d'impatience.
— J'y vais ! Je mettrai le feu à l'écurie. Vous, avec l'arc…
— Je ne sais pas me servir d'un arc.
Étonné, Orbret dévisagea Singu, qui sourit d'un air navré.
— L'art de notre monastère est celui de la lance et de la hallebarde. Il y a longtemps que je n'ai plus tenu un arc. Il vaut mieux que ce soit vous qui restiez ici pendant que j'irai chasser les chevaux d'Ikjeddâ.
Orbret acquiesça. Il admettait l'objection du moine-soldat. Il serait stupide, par vaine gloriole, de négliger la possibilité de tuer plusieurs ennemis à l'aide de flèches. Il se redressa.
— Je vais me poster au-dessus du chemin.
Singu hocha la tête et se laissa glisser le long de la pente, vers le camp. Silencieux, Orbret gagna son poste. Il déposa son sabre sur le sol et délaça sa tunique pour être plus à l'aise. Puis il saisit l'arc, se concentrant sur la tâche qui l'attendait. Il encocha une flèche, se dressa, la jambe droite en arrière.
Le rythme de sa respiration se ralentit. Un grand calme l'envahissait. Devant ses yeux, mais d'une façon presque irréelle, il pouvait voir la silhouette de Singu qui se glissait de hutte en hutte sans faire le moindre bruit, apparaissant et disparaissant tel un génie farceur.
Orbret patienta sans bouger. Il n'était plus un archer s'apprêtant au tir. Il était arc. Il était flèche. Sa volonté ne faisait plus qu'un avec son projectile, tant il était concentré.
Une flamme s'éleva enfin. Des hennissements affolés se firent entendre. Le jeune homme éleva l'arc à la hauteur de ses yeux. Il aperçut Singu, qui sortait de l'écurie en courant, puis ce fut le déferlement des chevaux et des vaches, le tonnerre de dizaines de sabots frappant le sol, couvrant les cris des brigands qui, se réveillant en sursaut, jaillissaient des huttes. Ils essayaient de retenir les bêtes qui filaient, comme l'avait prévu Orbret, en direction de la vallée.
Une première flèche déchira l'air, et un hors-la-loi qui courait tout nu, les mains levées, s'effondra, la gorge transpercée. Impassible, Orbret encocha une seconde flèche, visa, tira avec le même succès.
Ce ne fut que lorsque cinq bandits eurent roulé à terre que les autres s'avisèrent qu'un archer les avait pris pour cibles. Ils refluèrent en tous sens, certains ripostant au hasard, d'autres s'enfuyant derrière les chevaux.
Orbret abandonna son poste. Il avait encore des traits à tirer mais se souvenait qu'il devait faire des prisonniers. Il dégaina son sabre et attendit.
Il bondit sur le chemin juste au moment où un groupe de brigands passait en dessous de lui et frappa avec un grand cri. Le premier bandit n'eut même pas le temps d'esquisser une parade. La pointe du sabre s'enfonça dans sa maigre poitrine, ressortant entre les omoplates. L'homme s'effondra. Avant qu'il n'ait touché le sol, Orbret retirait son arme et, lui faisant décrire une large courbe, tranchait la tête d'un second adversaire.
Il cria à nouveau puis, loin de reculer, bondit en avant, frappant de biais. D'une même passe, il ouvrit l'abdomen d'un troisième hors-la-loi, sectionna le bras d'un quatrième qui levait une masse d'armes. Ensuite, il pivota sur lui-même, s'agenouillant, et frappa de bas en haut, fouettant l'air. Il fendit en deux le visage d'un misérable qui tenait une lance et s'apprêtait à le frapper par-derrière. L'homme hurla ; le retour du sabre l'acheva. Il roula sur le sol.
Il ne restait plus que cinq bandits, qui s'étaient écartés les uns des autres. Deux portaient des sabres, deux de longues lances et le dernier une lance courte pareille à celle de Singu. À la pâle lumière de la lune, ils regardaient Orbret comme s'ils voyaient le plus redoutable des démons.
Immobile, son sabre pointé devant son ventre, les bras souples, le jeune homme attendait l'attaque. Il sondait les pensées de ces brigands, devinait leur haine et leur peur.
— Espèce de salaud ! cria l'un d'eux.
— Fumier !
— Ordure !
Ils l'insultaient, sauf celui qui tenait la lance courte. Lui se montrerait dangereux, parce qu'il ne perdait pas son sang-froid. Les autres n'étaient que des roquets aboyant après un dogue. Orbret se tourna vers cet unique adversaire.
Leurs regards se croisèrent brièvement. La pluie dégoulinait sur leurs cheveux, leur visage, leurs épaules. Orbret ne la sentait pas, le hors-la-loi non plus. En cet instant, le jeune guerrier était le frère de l'homme qu'il devait tuer. Tous deux se ressemblaient par le même absolu qui émanait de leurs lames…
Le brigand attaqua de la pointe. Le fer recourbé de sa lance piqua vers le bas-ventre de son vis-à-vis.
Le coup avait été si rapide qu'un homme ordinaire aurait été éviscéré sans coup férir. Orbret n'eut pourtant aucun mal à esquiver. Il faisait corps avec son arme, mais aussi avec elle de son ennemi. Il riposta, le cerveau vide, son sabre précédant ses pensées. Sa lame décalotta le crâne du bandit comme un œuf au-dessus de la ligne des sourcils. Le sang et la cervelle giclèrent ; le corps tomba en avant, sur son élan.
Orbret bondit vers les autres misérables, qui n'avaient pas réagi tant l'attaque et la riposte avaient été également fulgurantes. Il frappa l'un d'eux à la poitrine…
Alors les derniers détalèrent. Froidement, le jeune homme fouilla dans sa ceinture, en tira son poignard, qu'il lança d'un geste précis, sec. L'arme s'enfonça dans la nuque d'un des fuyards, qui boula tel un lapin transpercé d'une flèche. Orbret resta quelques instants immobile, presque étonné que tout soit déjà fini. Derrière lui, il entendait des appels, des cris, des jurons. Les brigands étaient occupés à lutter contre l'incendie, à moins qu'ils ne soient en train de se battre contre Singu.
Des râles montaient dans l'obscurité. Orbret alla récupérer son poignard, fiché dans la nuque de sa dernière victime. Il inspecta rapidement les autres. L'homme à la poitrine ouverte vivait encore, mais il n'irait plus très loin. Son vainqueur l'acheva proprement, d'un coup au cœur. Celui à qui il avait tranché le bras au début du combat semblait, lui, plus vaillant. Il s'agitait, essayant de s'éloigner en rampant. Voyant qu'Orbret s'approchait de lui, il s'immobilisa, apparemment résigné à mourir.
Le jeune guerrier le retourna de la pointe de sa botte. Le bras était coupé juste au-dessus du poignet et le sang coulait à flot. Orbret rengaina son sabre et se pencha sur le blessé, qui eut un sursaut d'effroi, lui arracha sa ceinture et la lui noua en garrot autour de l'avant-bras. Puis, sans ménagement, il força le bandit à se relever.
— Nous avons une longue route à faire, gronda-t-il. Si tu traînes, je dénoue ton garrot et te laisse te vider de ton sang !
Il poussa le rescapé, qui se mit à marcher en titubant. À cet instant, il y eut un bruit dans les fourrés. Vivement, Orbret dégaina et fit face. Mais il se détendit en reconnaissant Singu.
L'abbé jeta un regard aux cadavres.
— Beau travail, Orbret Afeytah.
— Et pour vous, tout s'est bien passé ?
— Parfaitement. Ces imbéciles étaient si affolés par l'incendie, la perte de leurs chevaux et les flèches qui pleuvaient sur eux qu'ils n'ont même pas fait attention à moi. Seuls trois ou quatre, à la fin, m'ont vu.
Il n'en dit pas plus. C'était inutile. Puisqu'il était là, bien vivant, Orbret savait quel avait été le sort de ces trois ou quatre.